Pour commencer cette histoire, il faut déjà savoir que le temps des arbres n’est pas celui des hommes. Chez eux, tout va plus lentement. Ils parlent moins vite que nous et mettent du temps à comprendre l’essentiel, parce qu’ils ont besoin que cela pénètre jusqu’au cœur, à travers le bois.
Il faut ensuite savoir qu’un arbre ne pousse pas n’importe où, sur n’importe quel sol ou dans n’importe quel climat. Ni sous n’importe quel ciel. Un arbre heureux, c’est un arbre qui est à sa bonne place. Et qui s’occupe de lui trouver sa place ? Parfois c’est la nature qui se charge de transporter les graines au bon endroit. Parfois ce sont les humains et certains le font pour l’intérêt de l’arbre tandis que d’autres, hélas, le font pour leur propre intérêt. Les humains avec les arbres, c’est donc pour le meilleur ou le pire.
Justement, le pire…
Le bonsaï dont nous allons parler vivait le pire. Du moins le pensait-il. Il est vrai que la vie ne l’avait pas épargné. Dès qu’il avait pointé ses premières feuilles du sol, alors qu’il était encore tout petit, il avait rêvé de devenir un arbre immense, au feuillage épais. Un arbre majestueux sous lequel il aurait fait bon se poser, prendre un pique-nique ou s’aimer. Mais un homme l’avait tout de suite déterré. Non seulement il l’avait mis dans un pot rempli de terre mais, pour qu’il reste éternellement petit, il lui avait coupé les racines, taillé ses branches. Il l’avait meurtri et, à présent, le petit arbre était en train de devenir un bonsaï. Très beau mais tout petit.
L’homme s’occupait de son bonsaï tous les jours et avec soin, mais sans amour. L’homme rêvait de beauté, il pensait aux réceptions qu’il allait pouvoir donner et dans lequel l’arbre en miniature ferait sensation.
Le petit bonsaï pleurait sans cesse et son maître prenait ses larmes pour une humidité naturelle des feuilles.
Le pot dans lequel on avait mis le bonsaï était fait d’argile rouge très épaisse. Le maître du bonsaï craignait que la force vitale qu’il y a dans les racines de tout arbre fasse éclater le pot. De temps en temps, il retirait l’arbre et la terre du pot pour couper des petites racines, ce qui provoquait chez le bonsaï un surcroît de souffrance, de colère et de chagrin.
Ah ! Si quelqu’un avait pu lui parler, l’écouter ! S’il avait pu raconter son désir ! Si quelqu’un avait pu comprendre l’immense détresse qu’il y a à se faire tailler de toute part, même au nom de la beauté. Le bonsaï se sentait donc très seul. Aussi fut-il très surpris lorsque, un jour, il entendit son pot d’argile rouge entamer la conversation.
Le pot ne lui fit aucune morale. Il ne lui demanda ni de se résigner, ni de se révolter. Il ne l’invita pas non plus à se libérer. Il lui dit simplement : « je sais que tu me hais parce que je te contiens, parce que je suis tes limites. Et bien, parle moi de ta haine, j’y dénicherai ton désir. »
« Qu’est-ce que je risque ? » se demanda le bonzaï. Il se mit alors à parler de sa souffrance, de ses aspirations détruites, de son désir d’être un grand arbre, de sa peur de l’homme, de sa foi en la vie qui vacillait. Un mot revenait sans cesse sur ses feuilles (car les feuilles sont la bouche des arbres !) : « je veux être libre, je veux faire ce que je veux »
Alors le pot lui parla de la liberté. Il lui dit qu’être libre, c’est accepter de s’épanouir dans le lieu qui nous est destiné, avec les contraintes de ce lieu, avec ses limites. Il expliqua que tout arbre a ses limites, même le plus immense des chênes.
Le pot lui dit que la liberté n’est pas là où on le pense et que l’on peut rester libre dans les pires des situations, lorsqu’il semble que l’on est ligoté de toutes parts. Il lui expliqua que la liberté, c’est de s’accepter comme ont est, tout en changeant pour devenir encore plus ce que l’on est. Il lui expliqua que la liberté, c’est la volonté de construire chaque jour une nouvelle histoire.
Le pot lui demanda de prier le ciel non pas pour qu’il exauce ses vœux, mais pour qu’il l’aide à trouver sa juste place, sa place sacrée. Prier le ciel pour qu’il le change d’endroit si sa juste place n’était pas dans le pot d’argile rouge. Prier le ciel pour qu’il le laisse à sa place, dans le pot, même si c’était très difficile, si cela devait correspondre à la plus grande joie du monde, la plus grande fécondité, le plus grand amour.
Le dialogue entre le bonsaï et le pot d’argile rouge dura très longtemps, ne vous ai-je pas dit que le temps des arbres n’est pas le même que celui des hommes ? Que se dirent-t-ils encore ces deux-là ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que lorsqu’ils eurent fini de parler, une jeune femme entra dans la pièce. Elle vit le bonsaï dans son pot et le regarda longtemps. Ce que je sais, c’est qu’elle se mit à pleurer et qu’elle mouilla de ses larmes les feuilles du petit arbre. Ce que je sais, c’est qu’elle prit le pot d’argile entre ses mains et sortit dans le jardin. La, elle pria le ciel et bientôt, l’arbre pria avec elle, comme le pot lui avait appris.
Le maître du bonsaï sortit à son tour dans le jardin. « C’est arbre n’est pas heureux, lui dit la jeune fille. Certains bonsaïs sont heureux, mais celui-ci ne l’est pas. Donne le moi. »
Le maître du bonsaï le donna à sa fille et celle-ci partit dans la montagne, avec le pot d’argile rouge. Avec tout son amour, elle chercha le bon endroit pour l’arbre. Elle le sortit du pot, le planta et en prit soin plusieurs jours, qu’il pleuve, vente ou fasse grand soleil. Le bonsaï, prudemment, laissa à nouveau pousser ses racines dans la terre qui lui convenait. Il savait qu’en cet endroit, il trouverait d’autres contraintes, d’autres limites, mais qu’il serait libre d’y accepter la vie telle qu’elle se présenterait.
Qu’est-il advenu de la jeune fille ? Lorsqu’elle raconte cette histoire, elle dit que tout s’est passé très simplement. Elle dit qu’avec les arbres, c’est comme avec les enfants et comme avec les hommes : « un peu de soin, beaucoup d’amour »
François Delivré, 2 juin 2014